Le grand fantasme
La tech nous vend un monde rêvé pour certains, aux conséquences cruelles pour d'autres.

Récemment se tenait un « sommet » organisé par Allianz Partners, un des plus gros assureurs et fournisseur de services assurantiels du monde. Dans une ambiance feutrée dont ce genre de grand-messe a le secret, une jeune femme est montée sur scène - une actrice, censée incarner le consommateur du futur, venue partager sa vie en 2030. Une vie tout droit issue du département de recherche et de prospective de l’entreprise.
Voici la description que fait la directrice générale du groupe Sirma Boshnakova des attentes d’ « Alice » :
« La liberté de diriger sa vie comme bon lui semble, d’étudier et de travailler de n’importe où,
Un désir d’expérimenter, bien plus que de posséder,
Des services numériques simples présents dans chaque aspect de sa vie quotidienne, avec l’assurance toujours présente en arrière-plan,
La confiance comme valeur essentielle du lien entre marques et consommateurs.
Une ouverture bienveillante au partage de ses données et aux technologies prédictives, capables de lui épargner certains accidents de la vie. »

Un plongeon dans le futur que l’on nous prépare, et dont nous serions supposément demandeurs. Supposément, car le portrait dressé paraît bien plus proche des souhaits des cadres dirigeants présents que de la vie quotidienne de celles et ceux qui pourraient être amenés à utiliser leurs services.
L’usage du marketing veut que ce genre d’exercice de conviction repose sur un personnage « aspirationnel », autrement dit un portrait auquel on aurait envie de ressembler. Si l’image renvoyée dans le miroir qu’on nous tend est suffisamment flatteuse, nous serons d’autant plus convaincus de suivre la voie que l’on nous trace.
Alors, qui est vraiment Alice ?
Une vie en option(s)
Premier constat : l’hédonisme béat qui consisterait à vivre la vie comme une suite d’« expériences » qui ne prêteraient pas à conséquence est un privilège. Larguer les amarres de la « propriété », ne plus rien posséder, c’est l’adage des loueurs de vie que sont devenus la ribambelle d’acteurs de la nouvelle économie. Le Forum économique mondial (WEF) le promettait dès 2016 : « En 2030, vous ne posséderez plus rien - et vous serez heureux ».

Payer un abonnement mensuel plutôt qu’un coût unique pour une propriété à vie : un mouvement qui a commencé avec les logiciels professionnels, puis grand public, sous le nom de SaaS - Software as a Service. La tendance s’est ensuite étendue aux biens de consommation culturelle (Spotify pour la musique, Netflix pour les films et séries, les différents « stores » en ligne pour les jeux vidéos).
L’économie de l’abonnement ou « subscription economy » est désormais un fait majeur avec un chiffre d’affaire en hausse de 300% entre 2012 et 2018. Elle s’étend dans les services (livraison avec Amazon Prime), les transports (abonnements illimités Uber ou Lyft), et gagne les biens physiques (Volvo loue ses véhicules tout compris (assurance, entretien).
Alors, devenir locataire de sa vie est-il aussi séduisant qu’on nous le promet ?Flexibilité, liberté de souscrire ou de changer d’outil, possibilité de bénéficier des dernières nouveautés, d’accéder à certains biens ou services immédiatement pour une fraction du coût... Le bénéfice semble aussi évident du côté des vendeurs, qui remplacent l’incertitude mensuelle de leurs ventes par un revenu récurrent garanti.
Côté client, une simple arithmétique permet cependant de questionner ce fonctionnement où le bien / service finit après quelques mois ou années par coûter plus cher qu’un achat comptant. Mais les conséquences sont plus insidieuses. Le modèle locatif implique d’avoir soi-même un revenu sûr sur lequel compter tous les mois, ce qui place déjà ses utilisateurs dans une classe privilégiée.
Que se passe-t-il si un banal accident de la vie (maladie, perte d’emploi...) ne me permet plus en fin de mois de payer les options de sécurité de mon véhicule ? Ou si un paiement raté résilie mon accès à mon mode de transport, ma vie sociale, mes outils de travail ? La chute est alors aussi rapide que l’ascension. La facilité d’accès devient du jour au lendemain une barrière infranchissable et soudaine.
S’endetter pour être libre ?
La tendance n’est pas sans rappeler celle du « Buy now, pay later » (BNPL, acheter maintenant, payer plus tard) qui connaît elle aussi une croissance fulgurante depuis le début de la pandémie. Une version moderne du crédit à la consommation, présenté à grand coup de « simplicité » comme un outil de « gestion de budget » moderne. Klarna, une start-up financière qui en a fait sa spécialité, a récemment récolté plus de 639 millions de dollars de fonds et fait grimper sa valorisation à 45 milliards. En Suède, son pays d’origine, la modalité BNPL est présente dans 23% des transactions en ligne en 2020.

Or le BNPL présente les mêmes risques qu’un banal crédit à la consommation : surendettement, facilitation des achats et des comportements impulsifs. L’autorité britannique de régulation des services financiers s’en est déjà émue en 2020, soulignant notamment des stratégies très agressives de promotion d’un service financier encore largement dérégulé, notamment envers les moins de 25 ans.
Les modèles de la « subscription economy » et du « buy now, pay later » partagent un autre point commun : ils ouvrent un canal de remontée de données continu entre l’utilisateur et le service auquel il ou elle est lié(e). Il faut passer par une connexion dans un cas pour justifier d’un abonnement à jour, dans l’autre pour confirmer que la dernière échéance a bien été réglée.
Ces services étant avant tout numériques, chacun de ces passages obligés est l’occasion d’amasser un peu plus d’informations sur leur client. Ce n’est donc sans doute pas une surprise si une entreprise comme Adobe, grand pourvoyeur de logiciels sous licence (Photoshop, Acrobat reader, etc.) est aussi... un très gros marchand de données. Et que les acteurs financiers du BNPL nous notent en permanence pour nous attribuer un « score de crédit » dont l’influence s’étend à une part de plus en plus grande de notre vie.
Nous payons en réalité deux fois. Une première de façon transparente en argent sonnant et trébuchant. Une deuxième de façon bien moins limpide en cédant nos données et la possibilité de les actualiser aussi fréquemment que notre interlocuteur le souhaite. Le développeur et activiste du logiciel libre Richard Stallman, fondateur de la Free Software Foundation, avait résumé les enjeux dès 2012 : « [...] plus besoin d’insérer du code plus ou moins masqué pour récupérer les données des utilisateurs. Ce sont désormais les utilisateurs eux-mêmes qui doivent envoyer leurs données pour pouvoir utiliser [le service].»
En résumé : Alice (et nous avec) semble payer extrêmement cher le privilège de ne rien posséder.
N’avoir rien à cacher... quand on est du bon côté
En parlant de données, il n’est pas très étonnant de voir Alice aussi « ouverte au partage de ses informations » en échange de services « assurantiels ou prédictifs ». N’ayant, on l’a vu, visiblement pas à se soucier des fins de mois et vivant pleinement ses expériences sans se soucier du lendemain, il y a fort à parier qu’elle se situe à de nombreux égards du « bon » côté de la technologie. Si on en doutait encore, le fait que l’apparence choisie pour elle la fasse ressembler à la fille de 3/4 des cadres supérieurs présents dans l’assemblée est un bon indice...
Assumer qu’il y a un bon et un mauvais côté de la technologie, c’est déjà sortir du discours relativiste qui voudrait en faire un simple outil malléable. Le fameux argument des défenseurs du port d’arme aux États-Unis : « les pistolets ne tuent personne. Ce sont les personnes qui tuent d’autres personnes ». La technologie n’est jamais neutre, et en tant que telle, son état de l’art définit a priori ses gagnants - et ses perdants.
Ainsi les applications de remise en forme et les appareils de fitness connectés (montres, bracelets, etc.) n’ont un effet positif qu’auprès des gens avec un certain statut social et économique. Et attention, cette conclusion a été tirée y compris avec un accès égal aux outils. En cause, des interfaces pensées pour des utilisateurs déjà très à l’aise avec la technologie, ou encore une exigence de temps libre envisageable uniquement par les plus aisés. Quand on sait que les données envoyées par ces appareils peuvent déjà dans certains pays influer sur votre accès à l’assurance santé, il y a de quoi s’inquiéter.

Chris Gilliard, professeur dans un lycée publique à Detroit et pourfendeur des technologies de contrôle a développé le concept de « luxury surveillance », la « surveillance comme luxe ». Les personnes les moins favorisées, socialement, physiquement, économiquement, souffrent de la surveillance constante que le développement technologique impose. À l’inverse, les individus appartenant aux classes favorisées l’accueillent avec empressement. Car ils se considèrent comme « puissants et souverain » aux yeux de la société, issus de la même norme qui régule ces outils, et se sentent donc protégés par eux, quand d’autres à l’inverse se retrouvent menacés.
Un exemple : Amazon commercialise Ring, des caméras de surveillance initialement incorporées à la sonnette de votre logement (d’où son nom). Elles se sont répandues comme une trainée de poudre aux États-Unis, créant un immense réseau que la journaliste Lauren Bridges qualifie de « plus grand réseau de surveillance civile que les États-Unis aient jamais connu ».
Sur l’application Neighbors (« voisins »), les propriétaires de Ring échangent entre eux alertes et photos prises par leurs caméras pour s’informer de possibles actes de délinquance dans leurs quartiers respectifs. Une enquête de Vice s’est intéressée à plus de 100 messages de ce type, en plein New-York, sur une durée de 2 mois. Les journalistes ont relevé une surreprésentation des personnes de couleur sur les photos partagées, y compris dans des situations sans aucune menace manifeste.
Dans son livre Automating Equality: How High-Tech Tools Profile, Police, and Punish the Poor, Virginia Eubanks, professeure de sciences politiques à la University at Albany (New York), liste les exemples d’utilisation impropre de données pour nourrir des algorithmes qui en ressortent biaisés envers des populations déjà vulnérables. Une très belle (et très efficace) narration interactive de TheMarkup illustre parfaitement comment les programmes de « police prédicitive » de l’entreprise Geolitica ont achevé de stigmatiser des zones déjà sensibles.
Et si « Alice » semble « avec confiance » se soumettre sans aucune arrière-pensée au jugement de « technologies prédictives », c’est sans doute qu’elle perçoit déjà qu’elle n’en aura rien à craindre.
Plus de données, moins de solidarité
Cela ne signifie pas qu’Alice soit forcément égoïste. Les personnes nées et éduquées du bon côté de la barrière érigée par ceux qui façonnent les technologies actuelles n’en ont certainement pour la plupart pas conscience. En revanche, il est notable de ne voir dans sa description introductive aucune mention de ses rapports aux autres.
Ses comportements sont définis face à elle-même et aux « marques » avec lesquelles elle est en interaction. Ce rapport solipsiste au monde est aussi un message fort que l’on cherche à nous faire passer. Car la granularité de plus en plus fine de la donnée que l’on extrait de nous et que l’on nous affiche sans cesse réduit notre horizon.
Confronté à la durée estimée de mon sommeil (moins qu’hier mais plus que demain), aux dernières alertes de ce qui se passe dans mon quartier, ou au chiffre de ma productivité hebdomadaire au travail, comment ne puis-je pas penser que tout se ramène... à moi ? Et à maintenant ? L’abondance de données et d’outils nous est présentée comme une chance unique de nous prendre en main d’agir sur notre destin. Elle fait surtout peser une responsabilité écrasante sur chaque individu et disparaître le collectif (la société) de l’équation.
Le discours techno-libéral fait de l’augmentation technologique individuelle un gage de liberté : nous pouvons désormais facilement nous auto-former (grâce à des cursus en ligne accessibles n’importe où), nous auto-soigner (en parlant en visio à notre médecin), etc. Conséquence logique : nous sommes donc voués à nous auto-flageller en cas d’échec, puisque nous avions visiblement toutes les cartes en main...
Ne nous y trompons pas, cette myopie forcée a sa raison d’être. En renforçant l’injonction individuelle, on renforce aussi l’ordre établi, car ce n’est plus le fonctionnement global qui est remis en cause en cas d’échec, mais la responsabilité individuelle qui est invoquée. Pointer l’individu pour mieux dédouaner le système, la mécanique est déjà bien rodée dans les efforts demandés à chacun pour la préservation de l’environnement, quand les gouvernements et les entreprises peinent à prendre (et encore plus à tenir) des transformations à grande échelle.

Difficile de ne pas lier ce discours au développement foisonnant ces dernières années du concept de « résilience », qui inviterait chacun à trouver en lui et lui seul de quoi surmonter les pires épreuves. Importé de la psychologie sociale américaine, il en retrouve assez vite les racines : l’objectif n’est donc plus le bien commun et la solidarité redistributive, mais la sélection naturelle au profit des « forts » capables de rebondir, les autres étant relégués dans les rangs des « assistés » ou des faibles. Le sociologue Thierry Ribault s’est élevé dans un livre contre cette injonction à la résilience qu’il décrit comme une « technologie du consentement ».
Heureux qui comme Alice...?
Ainsi apparaît en filigrane le portrait d’Alice. Candide, frivole, autocentrée, vivant dans l’instant - parce qu’elle peut se le permettre. Elle a confiance en une technologie qui, dirigée par et pour ses semblables, peut lui offrir beaucoup.
Dans les coulisses, une autre Alice se cache. Précaire, culpabilisée, entravée, surveillée. Elle appartient au même monde, et pourtant, la technologie a beaucoup à lui prendre.
Hasard du calendrier, deux articles récents explicitent parfaitement cette dualité qu'il est impossible d'ignorer. Ils ont pour toile de fond Singapour, ville-État « dataifiée » à l’extrême, notamment suite à la pandémie. Où la techno-utopie maintient les citoyens obéissant en sécurité. Tout en transformant en parias ceux qui, comme l’artiste Jolovan Wham, sortent de la norme.