Merci de patienter, dégradation de l’humanité en cours
Comme notre corps, notre esprit a des besoins vitaux - et va chercher dans son environnement de quoi y répondre. Voici comment la technologie dérègle ces rapports.

Jan Tønnesvang, professeur de psychologie à l’université d’Aarhus, décrit ce qu’il appelle notre « oxygène psychologique » comme aussi vital que celui que nous respirons. Il le décompose en quatre éléments qui nous permettent de nous épanouir et de nous développer.
Il y a le besoin de connexion, de relations, d’appartenance. À l’autre extrémité du spectre, le besoin d’autonomie, d’affirmation et donc de connaissance de soi. Troisième dimension, la recherche d’accomplissement, de compétences, du sentiment positif qui se manifeste quand nous parvenons à atteindre les objectifs (personnels, professionnels) que nous nous fixons. Enfin le besoin de sens, de valeurs, d’un horizon plus grand que nous et qui guide nos actes.
Relations, autonomie, accomplissement, sens. Comme l’oxygène, explique Jan Tønnesvang, nous ne nous rendons compte de leur nécessité que quand ils commencent à manquer. L’impact de la pandémie sur nos relations sociales en est un très bon exemple.
Qu’on vienne à nous priver de l’un ou l’autre de ces éléments, et notre environnement devient très vite toxique. Or sous bien des aspects, c’est précisément ce que fait la technologie telle qu’elle est proposée et utilisée au quotidien.
Isoler pour mieux régner
Johann Hari, écrivain et journaliste, s’est intéressé à l’addiction et aux façons de la combattre. Il raconte une étude des années 70 où, placés dans une cage, des rats se voyaient proposer deux sources d’eau. L’une était mélangée avec de l’héroïne et de la cocaïne. Dans quasiment 100% des cas, le rat choisissait l’eau mélangée à la drogue, jusqu’à en mourir.
De quoi en conclure au pouvoir irrépressible des substances addictives ? Le professeur canadien Bruce K. Alexander entreprit de modifier l’un des paramètres de l’expérience. Au lieu de placer les rats seuls dans leur cage, il construisit pour eux ce qui devint connu sous le nom de « Rat Park ». Un authentique paradis pour rats : nourriture, roues, balles, objets à ronger, espace, mais surtout ils n’étaient plus enfermés seuls : d’autres rats partageaient leur cage.
Dans ces circonstances, et placés face au mêmes choix, les rats montrèrent une préférence significative pour l’eau pure, ou avec des niveaux de concentration de drogue modérés qui ne gênaient pas leur vie sociale.
Johann Hari a continué son exploration, des vétérans de la guerre du Viêt-Nam revenus accros à la morphine jusqu’aux politiques anti-drogues menées au Portugal depuis la fin des années 1990. La conclusion ? Les facteurs biologiques ou génétiques ne sont pas seuls en cause dans les addictions. L’environnement, les relations sociales sont essentielles. Pour lui, c’est l’intégration ou la réintégration de liens sociaux qui nous « sauve » de l’addiction.
Or l’essor du numérique s’est accompagné d’une profonde individualisation. Le téléphone portable, pour ne prendre que lui, est un objet intime, réceptacle de notre monde et de nos envies. À coups de préférences, nous oblitérons ce que nous ne voulons pas voir des autres et ne gardons que ce qui nous convient - les fameuses « bulles de filtres » si difficiles à crever sur les réseaux sociaux. Un rapport au monde solipsiste qui gagne dorénavant les media traditionnels, TF1 venant d’annoncer le lancement de « journaux télévisés personnalisés ». Et quand un zeste de relation sociale vient à nous être proposé, il est agrémenté de mécaniques mortifères : noter, payer, contrôler...

Fragmentés dans une kyrielles de petites sociétés (une par application ?) nous nous désintéressons de la grande. Les rapports sociaux que nous proposent nos outils numériques sont fragiles et les mécaniques de nos téléphones encouragent l’addiction. Le fait d’ouvrir compulsivement Facebook pour y consulter de nouveaux contenus à l’infini a été rapproché du mécanisme de stimulation / récompense des machines à sous. Il porte désormais un nom : le doomscrolling, littéralement l’« enfer du défilement ».
La tyrannie bienveillante
Deuxième grand besoin : l’autonomie. La capacité à « être nous-mêmes ». Car seuls, il est parfois nécessaire de l’être. Pour se connaître, s’affirmer, s’interroger. Un questionnement la technologie telle qu’elle nous est proposée semble vouloir écarter à tout prix.
Dans le jargon du design numérique, une « bonne » expérience doit désormais être « sans coutures » (« seamless »). Les aspérités doivent être cachées, les rugosités aplanies, pour que dans un monde rêvé pas si lointain nous n’ayons qu’à nous laisser glisser le long d’un doux toboggan où chaque cahot aura été pensé pour nous. Nul besoin de choisir d’aller à gauche ou à droite, de cliquer en haut ou en bas : le rêve du marketing moderne est de ne vous laisser que l’illusion du choix.
Roi et symptôme de ce nouveau monde, le « nudge ». Cette théorie du « coup de coude » (ou de pouce) a été développée par le prix Nobel d'économie Richard Thaler et Cass Sunstein dans leur ouvrage éponyme. Le principe : influencer nos comportements de façon subtile en jouant sur nos émotions, sans forcer ni interdire.
L’un des exemples les plus connus contribue grandement à en désamorcer les enjeux. Après avoir placé l’autocollant d’une mouche au fond des urinoirs, les autorités de l’aéroport Schipol à Amsterdam ont observé que les hommes visaient spontanément le dessin de l’insecte, réduisant de 80 % les éclaboussures à éliminer par les équipes de nettoyage.
Pourtant, c’est dans le monde politique que cette nouvelle doctrine du « paternalisme libertarien » (dans les propres mots de Thaler) a connu son plus grand succès, dans la lignée de l’économie comportementale - promue notamment par des membres de l’administration Obama. Avec l’idée corollaire que bon nombre de nos choix devaient être « mis en scène » pour nous sauver de nous-même.
Ces dernières années, la Silicon Valley s’est emparée du nudge, qui fait désormais partie de l’arsenal de base des designers d’interfaces et des travailleurs du marketing numérique. Les « recommandations » d’Amazon, le fait qu’une information soit portée à votre connaissance à tel ou tel moment de votre navigation dans une application, ou les petits conseils mi-bienveillants mi-culpabilisants de votre bracelet fitness connecté, rien ne relève du hasard. L’image du représentant de commerce forçant votre porte d’entrée a fait place à celle d’anges gardiens bienveillants qui vous susurrent des suggestions à l’oreille.

Des mouvements tentent de sensibiliser voire d’influer sur ces pratiques. On peut devenir un designer éthique respectueux de ses interlocuteurs. Ou tenter de s’éduquer à la technologie pour en combattre les travers. Mais ces initiatives, à l’image de ce qui se passe pour la lutte contre la pollution, font reposer la responsabilité de l’action sur l'exécutant ou l'utilisateur. Mettant ainsi de côté l'interrogation systémique. Comme si le monde de la tech était naturellement hostile et qu'il fallait faire avec, agir à la marge.
De l’émotion plutôt que du sens
Titillés par l’émotion, on ne fait plus confiance à notre rationalité. Notre recherche de sens se heurte aux murs dressés autour de nous - réduisant d’autant notre rapport au monde.
Dans le marketing, la mode est aux « entreprises à mission ». Plus de modèle d’affaires, ces organisations menées naturellement par le profit seraient en fait porteuses de « valeurs » bien plus grandes qu’elles. Une tendance absurde qui peut amener un fabricant de biscuits à revendiquer « une approche centrée sur le consommateur qui crée des connexions humaines authentiques et pleines de sens » (sic).

Voilà qu’une marque se destine à résoudre les problèmes sociétaux, égalité entre les sexes, racisme, masculinité toxique. Soudain les consommateurs que nous sommes auraient envie de « rejoindre la conversation », d’avoir une « relation » avec leur marque d’électro-ménager, de s’« impliquer autour des contenus » proposés par le fabricant de leur voiture. Et non plus simplement d’acheter une brosse à dents qui dure.
Un glissement très sensible dans l’usage qui nous est proposé de nos outils technologiques, désormais point d’entrée prédominant pour notre vie de citoyens et de consommateurs.
Les interfaces sont en train de devenir aussi invisibles que possible. Et peu importe ce qui se passe en coulisses, cela ne nous regarde plus. En 1998, Nicholas Negroponte, professeur au Massachusetts Institute of Technology avait déjà eu ces mots : « comme l’air, comme l’eau, le numérique sera remarquable par son absence - pas sa présence ».
Partant d’une intention louable - celle de simplifier les outils, la démarche aboutit à une infantilisation de celles et ceux qui les utilisent. Car nous ne pouvons saisir les mécanismes qui se jouent derrière nos écrans. Selon Guillaume Chaslot, ancien de Google et fondateur de algotransparency.org 70% de ce qui est regardé sur Youtube est issu des recommandations, dont la mécanique est aussi opaque que mortifère.
Simplifier les technologies (pour ceux qui les utilisent), c’est aussi simplifier leurs comportements. Sans place pour l’interrogation et la recherche de sens, limiter les frictions d’aujourd’hui, c’est faire grandir celles de demain.
Comme le dit Aral Balkan, activiste et fondateur de la Small Technology Foundation, cantonner les personnes à qui l’on s’adresse à un rôle d’« utilisateur », « c’est une façon de les déshumaniser. De rendre plus facile toutes les démarches qui consistent à les profiler, les manipuler, les rentabiliser. ». Une personne est avant tout... une personne.


Réduire l’horizon
Isolés, surveillés, sollicités, tiraillés d’un côté et de l’autre sans espace pour prendre de la hauteur et du recul, que pouvons-nous accomplir ? Nous avons besoin comme le dit Jan Tønnesvang de développer et d’utiliser nos capacités.De les mettre en œuvre pour accomplir nos ambitions et nos objectifs. D’éprouver la sensation d’être bons dans quelque chose et d’en ressentir de la satisfaction.
Or les chemins vers l’accomplissement personnel qu’on nous propose au quotidien sur nos smartphones sont bien souvent des voies de garages. Si comme l’écrivait William Faulkner dans Sartoris « le suprême degré de la sagesse est d'avoir des rêves assez élevés pour ne pas les perdre de vue pendant qu'on les poursuit », alors la société du numérique essaie du mieux qu’elle peut de nous rendre myopes.
Dans le monde professionnel, la mise en relation de plus en plus directe de l’offre et de la demande à redonné vie au tâcheronnage, la rémunération à la tâche, disparue dans nos sociétés occidentales depuis le XIXe siècle. Modérateurs de contenus sur les réseaux sociaux, livreurs de repas à vélo, travailleurs du clic...

Morcelé à l’extrême, le travail se décompose désormais en micro-tâches pour tout un « prolétariat numérique » dont le documentaire Invisibles dresse un portrait glaçant. La révolution numérique a ses forçats. Le statut d'auto-entrepreneur, d’indépendant, et le ralentissement du marché du travail a généré un rapport de force déséquilibré. Que faire quand le prix de votre course passe unilatéralement de 4,60€ à 2,50€ comme à Bordeaux pour les livreurs Deliveroo ?
La construction de ce réservoir de main d’œuvre était déjà annoncé en 2006, dans un discours au MIT World de Jeff Bezos, à la tête d’Amazon. Décomposées, standardisées, surveillées et mesurées automatiquement, les micro-tâches de ce taylorisme numérique sont distribuées à une main d’œuvre mondiale au sein d’Amazon Mechanical Turk, une plate-forme de « crowd-working ». Le nom a le mérite d’annoncer la couleur : le « Turc Mécanique » était un automate du XVIIIe siècle capable prétendument de jouer aux échecs - et qui cachait un son sein au moyen d’un dispositif ingénieux un joueur bien humain. De quoi créer, comme s’en vantait Jeff Bezos, du « service humain à la demande »...

Mais le jeu est doublement perdant. Car non contents de contribuer à faire tourner les plates-formes, les travailleurs servent aussi à éduquer les futures machines de demain. Traductions, reconnaissances d’images, trajets, viennent alimenter le fonctionnement des moteurs de recherche ou les constructeurs de voitures autonomes. Chaque personne est désormais une « ferme à données ». C’est la théorie du « reverse-centaur », à corps d’homme et tête de cheval : ce sont les humains qui sont au service des machines et non plus l’inverse. Encore une fois, les propres mots de Jeff Bezos en 2006.
Le sens de l’accomplissement prôné par Jan Tønnesvang semble bien loin quand l’horizon qui est proposé aux nouveaux arrivants sur le marché du travail est aussi réduit. Travail précaire, tâches à faible valeur ajoutée... Voilà qu’on les incite même à trouver une valeur pécuniaire à leurs moindres hobbys pour arrondir les fins de mois : vendre de la couture le soir sur Etsy ou vous faire payer en ligne pour cuisiner le week-end.
Moins de stimulations, plus de sens
Individualisation, « nudge » omniprésent, gouvernement par l’émotion : notre oxygène psychologique se raréfie sous les coups de boutoirs d’un numérique omniprésent. Notre environnement devient toxique faute de laisser la place à des respirations - des inspirations - pourtant nécessaires.
La tech a remplacé le sens par la stimulation : répondre à nos besoins vite et mal plutôt que de les interroger. Nos besoins et nos manques existent pour une raison et il nous appartient, ensemble ou collectivement, de les interroger. En étant contraints de nous contenter d’une réponse fournie par quelqu’un d’autre, ne faisant pas appel à notre rationalité, et qui nous est poussée avec insistance sous le nez, c'est notre liberté, et notre humanité, qu'on appauvrit.
Tristan Harris, du Center For Humane Technology, appelle cela le « humane downgrading », la « dégradation », le déclassement, la rétrogradation de l’humanité. La tech n’essaie même plus de surmonter nos forces, elle se contente d’exploiter chacune de nos faiblesses.
Or ces vulnérabilités sont précisément ce qui fondent notre humanité. À nous de les retrouver - si besoin en s’éloignant pour un temps de la technologie.