La vérité a besoin d’être défendue
Divisées, atomisées en points de vue irréconciliables, nos société n’ont plus de « récit » commun. Car il n’y a plus de commun tout court.

Ces derniers mois auront vu l’éclosion précipitée de centaines d’épidémiologistes et de politologues en herbe sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision. Les voix dissonantes (au mieux) et les théories farfelues (au pire) se sont taillées la part belle, apportant chacune « leurs » réponses et leurs idées sur les causes ou les conséquences de la crise sanitaire et démocratique sans précédent que nous sommes en train de vivre.
Cette désintermédiation du savoir et du sachant transforme le débat public en une triste course à l’échalote, ou chaque question peut avoir autant de réponses qu’il y a de gens qui la posent. La vérité est-elle donc « une opinion comme les autres» ? Comment peut-on encore « faire société » dans ces conditions ?
La fin de la fin de l’histoire
À la fin des années 1980, Francis Fukuyama, ancien de Harvard et conseiller du président Reagan, explique que le communisme est sur le point de mourir et prédit le triomphe prochain de la démocratie dans tous les pays du monde, accompagné d’une nouvelle ère de paix garantie par le libéralisme. Il en tire un livre, La Fin de l'histoire et le dernier homme qui sera un immense succès autant que la source de nombreux débats.

Or le monde qu’il décrit semble aujourd’hui révolu. La crise de la COVID-19 a donné un nouveau souffle aux velléités isolationnistes et accélère le processus de démondialisation. La coopération avait déjà commencé à céder le pas à la compétition sous les coups de boutoir de la montée du terrorisme, des crises financières, aujourd’hui d’une pandémie, demain des futures crises climatiques.
L’unité, comme les discours, se disloque. Et le carburant de cette déconstruction est comme souvent l’indignation et la peur.
Une « fake news » se diffuse six fois plus vite que la vérité. Plus exactement : une information vraie met six fois plus de temps à parvenir à 1500 personnes sur Twitter que si elle était fausse. C’est l’une des conclusions d’une étude du MIT publiée dans Science.
Le facteur le plus déterminant selon les chercheurs ? Ce n’est pas la crédibilité de la source, l’âge ou le milieu du lecteur. Mais un mécanisme cognitif et humain universel. Une contre-vérité est par nature plus originale (« novel ») que la vérité. Car - forcément - jamais encore lue ou entendue. Or l’originalité attire l’attention, d’une part d’un point de vue théorique (elle apporte de nouvelles informations). Mais aussi et surtout d’un point de vue social : en diffusant un contenu radicalement innovant, je deviens un « insider », je rejoins le cercle de « ceux qui savent » quelque chose que les autres ne savent pas. Comme le dit un complotiste repenti : « je faisais partie des esprits supérieurs ». Et la fake news se porte soudain fièrement comme un signe de statut social.
Indignez, indignez, il en restera toujours quelque chose
La même étude souligne que les émotions les plus souvent associées aux fausses rumeurs sont le dégoût et la surprise. La série britannique Years and Years (2019) nous plonge dans un futur proche où une famille mancunienne voit le monde tel que nous le connaissons s’effondrer peu à peu autour d’eux. Cette dystopie dérangeante commence dans ses premières minutes par l’intervention télévisée d’une femme nommée Vivienne Rook, une inconnue vouée peu à peu à devenir une star de la politique.
Sorte de mélange entre Donald Trump, Marine Le Pen et Beppe Grillo (fondateur du Mouvement 5 étoiles en Italie), elle emprunte leur gouaille populiste en poussant les idées les plus abjectes - savamment mâtinées de bon sens. Interrogée lors d’un talk-show sur la question israëlo-palestinienne, elle répond en direct qu’elle n’en a tout simplement rien à f**** (« I don’t give a f**** »). Stupeur, cris, horreur, mais aussi hourras et applaudissements : le décor est planté. La célébrité se construit désormais en brisant le récit et les valeurs communément admises. Détruire devient plus important que construire.
L’équation est donc simple. L’indignation crée l’audience, peu importe ses effets secondaires. Et l’audience est devenue la nouvelle monnaie de nos sociétés, de l’économie à la politique.

Bienvenue dans l’économie de l’attention
En 2004, Patrick Le Lay, alors président du groupe TF1, avait tout dit lorsqu’il déclarait que son métier était de vendre du « temps de cerveau disponible » aux annonceurs.
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible: c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ».
2004 était la préhistoire de nos sociétés digitales. Mais les principes se sont accentués. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de placer de la publicité pour un produit entre deux émissions. L’émission, le contenu, le message est le produit. Et votre attention est convertie en euros sonnants et trébuchants dès la première seconde.
Le concept d’« économie de l’attention » a été formalisé initialement par Herbert A. Simon. Sociologue et prix Nobel d’économie. Il décrit comment l’excès d’information génère la rareté de notre attention et la rend extrêmement valorisable. En 1997 c’est Michael Goldhaber qui souligne que l’économie est en train de basculer de l’exploitation des matériaux à l’exploitation de l’attention humaine.
Capter, conserver... monnayer
L’enjeu est aujourd’hui de garder notre attention captive le plus longtemps possible. La capter, la conserver, la monnayer est devenu un business. Et à la portée de chacun, grâce aux plate-formes de diffusion. Créer et mettre des vidéos sur Youtube vous rapportera de l’argent, pour peu que vous dépassiez un certain nombre de visionnages, grâce aux publicités qui y seront intégrées. Sur Twitch, spécialisé dans la diffusion de contenus en direct (initialement très liés aux jeux vidéos), les spectateurs sont invités à « tipper » (donner un pourboire) au diffuseur, grâce à une monnaie virtuelle. Le retour du spectacle au chapeau, mais avec une audience qui peut se compter en centaines de milliers voire en millions de personnes.
La guerre de l’attention est déclarée. Chaque spectateur, suiveur, devient une source potentielle de revenus. Rien de nouveau somme toute : un journal vit de ses abonnés, un groupe de musique des morceaux ou des places de concert achetés par ceux qui les écoutent.
Mais on en revient au point développé plus haut. Cette accélération de la diffusion s’est faite en récompensant systématiquement ceux qui généraient le plus d’audience, peu importe le message. Or on l’a vu l’indignation est le carburant qui rend une vidéo, une personne, un texte viral. D’où la conclusion logique : les contenus les plus indignants (indigents ?) sont recherchés à tout prix et immédiatement diffusés et monnayés.
Lors de l’attaque du Capitole du 6 janvier, le suprémaciste blanc Tim Gionet (connu en ligne sous le pseudo « Baked Alaska ») discutait en direct avec 16 000 de ses fans. Il a diffusé les images de son intrusion, récupérant plus de 2000$ de « pourboires » versés par ses spectateurs via la plate-forme Dlive.

En récompensant (monétairement) l’audience dopée à l’indignation, on récompense l’indignation. C’est un moteur extrêmement puissant mais qui, incontrôlé, a des effets profondément pervers. Prenez l’algorithme de Youtube, qui conditionne près de 70% des vues sur la plate-forme par son mécanisme de recommandation (basiquement : nous regardons ce que Youtube nous suggère, pas ce que nous cherchons). Des adolescentes ayant effectué des recherches sur le terme « régime » se voient proposer des vidéos pro-anorexie. Des visiteurs en quête de contenus de la NASA sont incités à regarder les « explications » de vidéastes qui défendent le plus sérieusement du monde que la Terre est plate.
De la désinformation à la division
Ces mécanismes de recommandation, reproduits des millions de fois, créent une spirale mortifère de négativité et de paranoïa. Les victimes voient leur perception de la réalité lentement découplée de la réalité elle-même. Et à ne même plus s’entendre ce qui est vrai ou faux, on finit par ne plus s’entendre sur rien. Et par ne plus croire en l’autre.
Aux États-Unis, 80% des électeurs démocrates et républicains estiment ne pas pouvoir s’entendre même sur des faits basiques avec l’autre bord. Une étude menée en 2018 - une éternité quand on regarde ce qui s’est passé ces deux dernières années.
Et c’est bien là le plus inquiétant. Les mécanismes de remise en cause du récit commun se sont perfectionnés dans le champ économique. Mais ils sont aussi utilisés à des fins politiques. Que cherchent les hommes et les femmes d’État qui renvoient le vrai et le faux dos à dos, déclarent qu’il y a « de bonnes personnes de chaque côté », et que finalement, tout se vaut ?
« Le sujet idéal de la domination totalitaire n'est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c'est-à-dire la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (c'est-à-dire les normes de la pensée) n'existent plus. »
Les mots sont de Hanna Arendt, et ils sonnent sinistrement.
Recoudre le tissu social
Les plus libertariens empruntent volontiers cette citation attribuée à Saint Augustin : « la vérité est comme un lion, elle n’a pas besoin d’être défendue. Laissez-la libre, et elle prévaudra ».
Si seulement !

L’histoire récente nous montre à quel point ce combat est nécessaire. Oui, la vérité a besoin d’être défendue. Et l’un de ses plus grand adversaires aujourd’hui est extrêmement moderne. Les monstres numériques, désignés sous le terme collectif de « plates-formes » (Youtube, Google, Facebook, Twitter...), jouent un rôle clé dans l’atomisation et la polarisation de la pensée.
En 2017 et 2018, dans la foulée de l’élection de Donald Trump, une équipe de recherche interne à Facebook a conclu que 64% des personnes rejoignant un groupe de discussion extrémiste le faisaient... suite aux recommandations poussées par la plate-forme elle-même. La conclusion ? « Notre algorithme tire profit de l’appétit du cerveau humain pour le conflit [...] afin d’augmenter le temps passé sur nos produits ».
Révélée en 2020, cette étude a fait l’objet d’une réponse circonstanciée de Facebook en mai. Les événements récents au Capitole laisseront chacun juge de l’efficacité des mesures décrites : 95% des informations et des liens vus par les électeurs de Trump dans leur « fil d’actualité » au sujet des émeutes du 6 janvier n’est jamais apparu dans celui des électeurs de Joe Biden. Et inversement...

Ralentir les technologies, renforcer les contre-pouvoirs, diffuser les savoirs
E.O. Wilson est un biologiste de renommée mondiale, qui a contribué à former puis à défendre le concept de « biodiversité ». Lors d’un débat mené au Musée d’Histoire Naturelle d’Harvard en 2009, il avait conclu ainsi :
« le problème de l’humanité aujourd’hui est que nous devons faire cohabiter des émotions paléolithiques, des institutions médiévales, et une technologie divine ».
Alors, est-on capable de ralentir la technologie et d’y injecter une dose de recul et de responsabilité ?
Le mythe du « point de vue de nulle part » (« View from nowhere ») fièrement conceptualisé par les plates-formes numériques ne doit pas exister. Une plate-forme n’est jamais neutre dans son traitement de l’information. Avec l’énorme pouvoir de diffusion des réseaux sociaux et de leurs avatars vient une très grande responsabilité, qu’ils essaient d’éviter à tout prix.
Nous avons besoin de transparence. De modération, et n’ayons pas peur du mot : de régulation. Un mot qui fait bondir certains et hurler à la censure. Mais on peut aussi, avec Gérald Bronner, se dire que « la pression concurrentielle organisée sur un marché dérégulé, c’est la pire des censures. C’est celle qui va vous conduire à traiter une information plutôt que telle autre parce que vous espérez un nombre de clics et de partages ». Est-ce vraiment plus souhaitable ?
La transformation peut venir de tout côté. Les pistes qui suivent ne sont pas neuves mais elles montrent que des individus jusqu’aux institutions, chacun peut jouer un rôle.
Créer un « service public de la curation », en recrutant massivement des documentalistes chargés de faire le tri dans les informations diffusées et d’opposer aussi souvent que nécessaire des faits sourcés aux éléments de désinformation les plus en vue.
Réduire l’addictivité des plate-formes en promouvant des pratiques respectueuses de l’attention et des vulnérabilités de leurs utilisateurs, à destination des designers et des ingénieurs (voir par exemple le Center For Humane Technology).
Développer individuellement notre « hygiène numérique » grâce à de bons réflexes ou des boîtes à outils face au flot d’information et de désinformation.
Renforcer l’éducation aux media, à la pensée critique et le sens civique dans toutes les écoles.
Consacrer des fonds publics aux recherches critiques sur le fonctionnement des plate-formes. L’essentiel des chiffres et des faits à notre disposition est issu de média indépendants ou d’organisations non gouvernementales.
Protéger celles et ceux qui mènent de telles recherches au nom de l’intérêt général, face aux ingérences, au lobbying et à la défense des intérêts privés.
Augmenter la transparence sur le fonctionnement des algorithmes, si besoin avec une certification indépendante.
Augmenter la responsabilité (économique, civile, pénale) des plate-formes face non seulement aux contenus diffusés par leurs utilisateurs, mais aussi à leurs comportements dans la vie réelle, encouragés en ligne.
etc.
Pour aller plus loin : le journaliste Casey Newton s’est demandé récemment comment nous pourrions créer des espaces numériques « ouverts, respectueux et enrichissants ». Il cite les travaux de Civic Signal qui étudie nos plus vieux lieux de rencontres : les espaces physiques (places, bibliothèques, parcs...). En y relevant l’importance de l’organisation d’événement ouverts à tous, d’espaces rendus accessibles et plaisants pour le plus grand nombre, la présence de personnels publics de médiation, de protection et d’entretien, et une construction impliquant les communautés avoisinantes.
Participatifs, inclusifs, transparents, démocratiques : est-ce un aperçu du futur de nos espaces d’échanges en ligne ?
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