Facebook fait sécession
Hier, Facebook et Mark Zuckerberg ont annoncé en grande pompe leur vision du futur. Une métamorphose bien moins profonde qu’il n’y paraît.

En fil rouge, la grande annonce a été celle de la création progressive d’un « metaverse », c’est à dire d’un monde virtuel parallèle qui viendrait peu à peu se superposer à noter quotidien (et pourquoi pas le remplacer). Se retrouver entre amis, jouer à des jeux de société ou en ligne, faire du sport, travailler, aller à l’école ou faire ses courses... Demain, vous pourrez faire tout cela (et bien plus) en ligne, dans un univers créé de toutes pièces.
Une sorte d’internet 3.0 où chacun interagirait sous la forme de doubles virtuels (des « avatars ») qu’on pourra à loisir habiller (moyennant finances), promener dans des paysages conçus pour vous (moyennant finances), et équiper de « biens numériques » (moyennant... finances). En utilisant bien sûr les casques de réalité virtuelle de Facebook pour les plus accros, des lunettes de réalité augmentée pour les frileux, et votre smartphone comme une « fenêtre » ouverte vers ce nouveau monde pour les autres.
Le jeu vidéo - et la pandémie - ont préparé le terrain
Tout ça vous semble lointain ? Pourtant une bonne partie de nos vies a pris place en ligne depuis plus d’un an. Médecine, éducation, réunions, de larges pans de nos existences se sont abstraits des déplacements, des rencontres physiques. Avec des résultats très imparfaits bien sûr, et assez peu immersifs. Qu’à cela ne tienne. Il existe un domaine où beaucoup de ces comportements existent déjà, et c’est celui du jeu vidéo.
Aux États-Unis, 80% des enfants de 9 à 12 ans ont déjà joué à Roblox. Et ils y passaient plus de temps que sur Netflix, Youtube et Facebook combinés avant même la pandémie. Quant à Fortnite, il a dépassé les 250 millions d’utilisateurs actifs en moins de 2 ans. Roblox, Fortnite sont des mondes virtuels. Les joueurs peuvent explorer, participer à n’importe quel type de jeu ou d’expériences. Celles-ci sont concoctées par la communautés des développeurs, sur lesquels le propriétaire de lieux se rémunère sous forme de commission. Vous pouvez donc musarder, chercher des objets, habiller vos avatars, explorer - ce qui laisse un temps faramineux pour la discussion. Ce sont aussi et surtout les nouveaux lieux de sociabilité.

Ces jeux ne sont plus confidentiels, loin de là. En avril 2020, le rappeur Travis Scott a tenu un concert virtuel en live sur Fortnite, représenté par un avatar géant dans des décors oniriques. Selon Epic Games, le show « Astronomical » a été vu par 12 millions de joueurs uniques lors de sa première diffusion, 46 millions avec les rediffusions. Des joueurs « présents » par écran interposé aux côté de la star dans leur monde préféré. Sous nos yeux, le virtuel s’est démocratisé et surtout crédibilisé :
Des expériences de divertissement de masse s’y tiennent (concerts, avant-premières de Star Wars...) : c’est possible.
Des transactions financières s’y déroulent (acheter l’accès à un jeu, un nouvel habit pour son avatar... via des monnaies crypto ou non) : c’est réel.
Des marques s’y investissent de plus en plus (Prada, Ford, Gucci...) : c’est légitime.
Jardin d’Eden libertarien
Mais le jeu emmène avec lui son propre fonctionnement : celui de vases clos, de chasses gardées, avec leurs propres règles - en bonne partie indépendantes du monde réel. Des règles où tout est écrit par des opérateurs privés, qui se construisent chacun de nouveaux continents où tout est possible. Des lieux de liberté ultime, où l’on peut par exemple recréer dans Roblox des utopies nazies « pour le fun ».
C’est le rêve moite des libertariens technologistes de la Silicon Valley. Leur première passion a été celle de la disruption. Changer le fonctionnement du monde en y insérant au pied de biche une couche de logiciel qui se rendrait indispensable partout, célébrée en 2011 par un fameux essai de l’investisseur en capital risque Marc Andreessen : Why Software Is Eating the World. Un manifeste célébrant la destruction créatrice et la mise à bas des institutions du passé pour faire place aux entrepreneurs du futur.
Or la disruption n’a plus bonne presse. Avec un temps de retard, la recherche, l’investigation, la régulation ont fini par mettre le nez dans l’envers peu glorieux du décor : marchandisation à outrance de nos vies et de nos données, accaparement de notre attention, développement du travail précaire... Qu’à cela ne tienne : il est temps de changer d’histoire. En 2020, Marc Andreessen a donc remis ça (It’s Time To Build) avec le concept de « constructeurs ». Plutôt que de détruire le vieux monde, il est désormais bien plus acceptable (et vendeur) de proposer d’en construire de nouveaux.

Externaliser le risque < externaliser la réalité
On ne peut s’empêcher d’y voir la même mécanique à l’œuvre. La disruption externalisait le risque pour mieux en garder les gains. Airbnb se rémunère sur les commissions des séjours, charge à d’autres d’entretenir les hôtels. Uber fait payer la mise en relation, des hordes de travailleurs à scooter et de restaurants sous pression s’occupent des repas. Elon Musk, grand pourfendeur de la force publique, a construit son empire sur près de 5 milliards de subventions gouvernementales, notamment sa branche spatiale Space X.
Le metaverse (et ses suiveurs) font mieux : ils externalisent la réalité. Face à la conscience croissante de leurs imperfections et de l’impact sur la société de leurs modèles scrutés de plus en plus intensément, les voilà prêts à faire sécession, à construire leurs propres mondes loin des frictions du nôtre (se nourrir, se loger, répondre à et faire ses besoins...). Une sorte de conquête de l’ouest idéalisée où de vastes étendues verdoyantes faites de pixels ne demandent qu’à être façonnées à leur image. Sauf qu’on ne parle désormais plus que de jeu, mais d’éducation, de travail, de consommation, et même de monnaie : ce sont toutes les institutions que l’on propose désormais de reconstruire - sous l’égide d’entreprises privées.
Rappelons que ces entreprises se sont développées sur la connaissance absolue de chacun. En 2020, Facebook l’un des plus grands courtiers de données au monde, a tiré plus de 31 milliards de dollars de revenus de la publicité ciblée rien qu’aux États-Unis. Face à l’élévation de frontières par la régulation (pensez au RGPD) ou suite à des guerres commerciales (limitation du tracking sur les appareils Apple par exemple), il n’est plus question de construire des ponts entre vos différents « vous » (au travail, au sport, en concert, à l’école). Mais de vous transporter à un endroit où vous serez facile à suivre partout - aux yeux en tout cas du grand horloger qui en fait tourner les rouages.

Le metaverse, promis au même destin que le cyberespace
Nous avons collectivement déjà connu l’écart qui existe entre les promesses du virtuel et la réalité qui l’accompagne. À sa création, internet portait une promesse d’espoir et de progrès. Dans les années 90 John Perry Barlow, essayiste, militant et accessoirement parolier du groupe Grateful Dead, défendait avec enthousiasme le « cyberespace », cette « nouvelle frontière » de l’humanité. Quelques dizaines d’années plus tard, il nous lègue un monde contrôlé par des oligopoles dérégulés construits sur des modèles extractivistes - aux dépens de ceux qui le peuplent.
Les années 90 ont été fatales à internet. Pressée d’accélérer sa mise en commerce par les grandes entreprises, l’administration Clinton y a opéré un changement de doctrine. Alors que le web devait - enfin - amener les mêmes opportunités à tous, devenir une ressource partagée, il a été transformé en une place de marché mondiale, une opportunité de libre compétition plutôt que de bienfait social. Dès 1995, Bill Gates y voit le potentiel de recommander à chacun les contenus et les services les plus pertinents - prémices de la traçabilité intrusive qui est désormais la norme, et de la civilisation de l’information.
Revenons à la promesse de « construction » du capital-risqueur Marc Andreessen et du metaverse. On peut s’amuser à examiner les derniers investissements du fond qu’il dirige, a16z. On y trouve des cryptomonnaies, de la finance décentralisée, des entreprises de drones armés... Sa composition nous dit où seront les gains du monde de demain selon lui. Bienvenue donc dans un futur privatisé, décentralisé, financiarisé, militarisé. On est loin de la « connexion sociale et de l’exploration » promises par Facebook.

Peut-on échapper à la dystopie ?
Il est intéressant de noter que la notion de « metaverse » est présente depuis longtemps dans la science-fiction - et toujours dans des univers dystopiques, c’est-à-dire décrivant des futurs bien peu désirables. Qu’il s’agisse d’une alternative virtuelle où se réfugier pour fuir des mondes en déliquescence (Snow Crash, Ready Player One), ou d’un esclavage organisé (Matrix).
L’actualité a fait resurgir ces mots de Frank Herbert, auteur de Dune récemment (ré)adapté au cinéma :
« Un jour, l’humanité a délégué son pouvoir de penser aux machines, dans l’espoir que cela la rendrait libre. Cela a fait d’elle l’esclave de ceux qui détenaient les machines. »
