Demain, on ne parlera plus du « trou » de la sécu
On considère souvent le soin comme une activité à fonds perdus. Pourtant soigner l’individu, c’est aussi soigner la société qui l’abrite.
Les personnes les plus précaires sont aussi les plus infectées par la COVID-19 selon Médecins Sans Frontières et l’Institut Pasteur. Les causes sont hélas faciles à deviner : mal-logement, promiscuité forcée, accès réduit à l’information, à la prévention, au dépistage... et bien sûr aux soins médicaux.
C’est le constat d’une faillite collective à prendre soin des plus fragiles. Une protection qui existe en France, où la CMU (Couverture Maladie Universelle) a cédé sa place à la PUMa (Protection Universelle Maladie) en 2016. Avec elle, « toute personne qui travaille ou réside en France de manière stable et régulière a droit à la prise en charge de ses frais de santé ». S’y ajoute, pour les étrangers en situation irrégulière, un autre dispositif : l’Aide Médicale d’Etat (AME).
Pointer les plus précaires du doigt, une absurdité en termes de santé publique
Des investissements inutiles et même illégitimes pour certains défenseurs d’une solidarité à géométrie variable. Il ne faudrait pas aider ces populations encore plus exposées que d’autres, au motif qu’elles ne contribueraient pas (comprenez financièrement bien sûr) au financement du système de santé.
L’étude citée plus haut montre comment les zones les moins favorisées constituent des foyers de prédilections de la COVID-19 - dont on sait que la mortalité est directement fonction de sa vitesse de propagation. Créer de véritables « zones d’accélération » de l’épidémie ne peut qu’aboutir à une circulation plus active sur tout le territoire.
Autrement dit : ne pas prendre soin de l’autre, c’est déjà ne plus prendre soin de soi. Cette conclusion ne fait plus déjà reposer le soin que sur une obligation morale ou humaine. Mais sur une logique froide et rationnelle. Au temps, donc, pour celles et ceux qui ont fait de la désolidarisation leur fond de commerce. Ils risqueraient d’être punis par là où ils ont péché, et de souffrir à terme des maux de ceux qu’ils choisissent d’ostraciser.
Combattre les déterminismes sociaux
Prendre soin, c’est donc prendre soin de toutes et tous. Et les implications sont profondes. Car les inégalité de santé sont ancrées dans les inégalités sociales et économiques. Ce qu’on appelle les « déterminants sociaux de la santé » - par opposition aux déterminants physiques ou physiologiques par exemple. Et qui font écrire à l’INSEE dans son tout récent « Portrait social » de la France que « les inégalités sociales de santé apparaissent avant la naissance et se creusent durant l’enfance ».
Les chiffres sont implacables. Les femmes n’ayant jamais occupé un emploi, les ouvrières et les employées sont 12 % à déclarer s’être senties « mal » ou « assez mal » durant leur grossesse , contre 7 % pour les cadres. 16 % des enfants d’ouvriers âgés de 5-6 ans sont en surpoids, contre 7 % de ceux des cadres. 28 % des élèves de 3e dont les parents sont ouvriers ont un appareil dentaire, contre 48 % des enfants de cadres. N’en jetez plus.
Poussons le curseur encore un peu plus loin. D’autres études ont montré que les inégalités de revenus sapent le tissus même de la société, érodant la cohésion sociale, augmentant la méfiance envers les organisations collectives, réduisant les taux de participations aux votes démocratiques. Avec de graves conséquence : une réactivité beaucoup plus faible de la structure publique aux besoins des plus précaires. Aux États-Unis les États avec les plus grandes inégalités de revenus, et donc le niveau de confiance le plus bas dans l’action publique, ont les taux de participations aux élections les plus faibles, et proposent les « filets de sécurité sociaux » les moins protecteurs. Une sorte de cercle vicieux dont il est difficile de sortir.
Mais ce qui est fantastique avec ces déterminants sociaux, c’est que nous, en tant que société, pouvons agir dessus. Nous serions individuellement bien en peine de prendre un bistouri pour soigner notre prochain. En revanche, nous pouvons collectivement orienter l’action publique et collective (en votant, en soutenant des associations) pour contrer ces déterminants. Parmi les mesures les plus efficaces : des programmes d’éducation et de nutrition ; l’amélioration des condition et des environnements de travail ; la redistribution des richesses notamment par l’aide sociale.
António Guterres, Secrétaire général de l’ONU, ne dit pas autre chose quand il prend la parole il y a quelques semaines :
Cette profonde inégalité en matière de couverture sanitaire est l’une des raisons pour lesquelles la COVID-19 cause tant de douleur et de souffrance. [...] La COVID-19 démontre qu’une couverture sanitaire universelle, des systèmes de santé publique solides et une préparation aux situations d’urgence sont indispensables aux communautés, aux économies et à chacun et chacune d’entre nous.
« Prendre soin » est une activité économiquement et socialement rentable
Est-ce à dire que l’économie de marché et la sacro-sainte concurrence qu’elle implique est incompatible avec la santé du plus grand nombre ? Non, car prendre soin des plus précaires et réduire les déterminants sociaux... est bon pour la société dans son ensemble. Et présente des gains économiques significatifs.
Aux États-Unis, même les assureurs privés l’ont compris. Ils prennent aujourd’hui en charge de plus en plus de risques. Accès aux transports et à une nourriture équilibrée, lutte contre l’isolement... près d’1/3 des Américains font face à un stress lié à l’incapacité à répondre à leurs besoins les plus vitaux. Conséquence : 80% des assureurs intègrent désormais des actions visant à atténuer l’impact de ces « déterminants sociaux » de la santé - pour éviter d’avoir à en payer les conséquences plus lourdes à long terme.
Les mots ont en sens, et parler de « trou » de la sécu oriente fortement la perception de la protection sociale. Il y a toujours deux façons de voir une dépense. Soit comme un coût (trou ?), financé à fonds perdus, soit comme un investissement, « rentable » à long ou court terme. En renforçant le tissu social, en réduisant les inégalités, en apportant à chacune et chacun le minimum de sécurité et de bien-être, et arasant les déterminants sociaux, la protection sociale est bel et bien un investissement pour une société en meilleure santé, plus égalitaire - et même plus productive.
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